L'ÂME
Que faire, mon âme comment la sauvegarder
tellement usée par la méditation ?
Mon corps qui à chaque instant l'a portée -
quel haut monticule de désolation !
Combien de corps n'a-t-elle abandonnés
mon âme infidèle, inconsolable ?
Finira-t-elle son Voyage dernier
dans ma chair délabrée, misérable ?
Je veux connaître tous ses Voyages,
ses auberges, ses éreintements au lit.
Je suis là au bout de quels pèlerinages ?
Quelles réminiscences m'ont amené ici ?
Le jour où elle a habillé mon corps
et s'est incrustée dans mes veines,
cette âme m'a injecté tous les remords
du sort accablant de la race humaine.
LA GRANDE MAISON
(à Elvana)
Un ange bosselé et bègue et veule
me dicte en bredouillant ma direction.
Que sais-je : m'encourage-t-il ou me crie-t-il "Ta gueule"?
Jamais je n'ai aperçu ses vraies dimensions.
Cadencée par l'anxiété du chemin sans relâchement
ma chandelle dégouline entre mes doigts
et sa flamme, comme une langue de serpent
mordille ma foi.
Devant moi la ruelle obscurcie
alternativement apparaît et disparaît.
Mais l'ange bègue me lance avec ironie:
"Brûle, pour mieux regarder!"
Et la ruelle sombre se recouvre de vapeurs...
je glisse et du coup me retrouve hors saison.
Dans l'ombre, pas moi, non : mon flambeau porteur
touche le seuil de la Grande Maison.
ANGES EN CRISE
...Je rentrais de la dernière guerre. Mes mains me démangeaient pour sortir ma charrue et je me précipitai vers la basse-cour. Je poussai la porte et, quand mes yeux s'habituèrent au clair-obscur puant à forte dose la moisissure, la vue devant me moi m'attendrit au point que j'eus la gorge serrée : un amas d'anges éternuaient dans un coin. L'un avait une grosse inflammation des amygdales et n'arrivait pas à déglutir, tandis que l'autre s'essoufflait à retenir dans son gosier les soupirs qui se bousculaient pour remonter à la surface. D'autres anges anémiques eurent à peine la force de me dire que leur compagnon était tragiquement tombé amoureux de l'arc d'une grosse scie édentée sur le mur d'en face, mais la réponse était longue à parvenir. Un troisième ange essayait désespérément de se faire remarquer par des gestes, sans arriver à rien, puisqu'un quatrième ange, qui n'avait pas trop le sens de l'humour, lui enfonçait sa main jusque dans l'oesophage, dès que son compère se mettait à éructer. Et le pauvre n'arrêtait pas d'éructer toutes les deux ou trois minutes. C'était pénible de les voir dans cet état-là, terreux et rouillés par l'humidité, amassés en tas dans un coin, on aurait dit des gerbes de seigle. Je les fis branler avec ma fourche et les mis dehors, au soleil. Ensuite j'enjoignis à ma domestique de leur servir du thé chaud avec des biscuits et voulus m'enquérir, espérant qu'ils reprendraient leurs esprits tant soit peu, de leurs missions désapprises.
* * *
De loin il parvient le battement d'ailes
d'une musique qui met ma nostalgie en transe... tandis
que la nuit étend sa nappe juteuse pour qu'elle sèche
suspendue au sanglot des phares sur la plage.
C'est une invention que le hasard a voulu m'offrir en prime.
Elle parvient d'un autre temps. Excite ma fantaisie
au sujet de l'immortelle radioactivité de l'être que je fus
et me rend avide de réincarnations,
m'invite à me dissoudre en mille inflexions,
à l'instar de cet attirail débitant ses tonalités tortillées.
Ô âmes ensorcelantes ! Vous, l'avant-garde des anges,
par quel pressentiment êtes-vous échouées dans mon impasse ?
L'ORIGINE DE LA PENSÉE
Y a-t-il donc une justification de la pensée ? C'est-à-dire, // y a-t-il quelqu'un (homme ou forme raisonnante) qui puisse la justifier ? // Quand est-elle apparue pour la première fois, qu'était-elle avant l'instant donné la pensée nue, ayant une signification pour tous... ? // La pensée-sentiment, la pensée-idée, la pensée-existence - // celle qui constitue les Vérités Supérieures, celle qui donne la joie ou la peur, celle qui observe, qui surveille, qui guide, qui fait la recherche - // la pensée déclinée en identités, la pensée qui fait mal ? // Comment est-elle apparue ? D'où est-elle venue ? Dans quel but ? De quoi vit-elle ? // Et encore, que seraient les êtres sans la pensée ? Quelle est donc // la flèche perçant l'éther neutre du Néant // pour terminer sa trajectoire droit dans le But ? Et l'arc lui-même, c'est quoi ? Qui le maintient tendu ? Entre le "Quelque chose" // et le "Néant" la trajectoire s'étire ! Dans quel dessein ? // Quelles conditions lui sont profitables ? Quel objectif ? // Comment se réincarnerait-elle s'il n'y avait pas de supports vivants ? // La pensée ne serait-elle pas de l'énergie mûrie et une évolution sur les circonstances, // l'adaptation, la préservation et la transformation de l'équilibre qui en résulte ? // Ne serait-elle pas tout simplement de l'expérience, une synthèse d'expériences, pouvoir ? // Serait-elle dépendance ? Un compromis pour maintenir en vie ces mêmes circonstances ? Non ! Non ! Non ! // Il y a des pensées partout ! La pensée habite ses hôtes ! // N'ont-ils pas tous la même pensée ? La pensée ne meurt-elle pas avec eux ? // C'est-à-dire, la pensée salvatrice, la pensée meurtrière ? // Combien ne meurent-ils pas en emportant leur pensée avec eux ? // Que fait la pensée dans une tombe ? Comment incarnera-t-elle, sans chair, l'incarnation ? // La pensée disparaît-t-elle ? Il apparaît : elle est plus puissante que la biologie ! // La pensée ronge l'âme, elle oblige l'homme à rendre son âme // peu à peu, avant qu'il ne meure... Et il se sentirait comme dans son chez-lui // éternel : mythes, légendes à la carte - indéfectible... // La pensée erre, elle se joue de tout : elle est là où elle n'est pas // et alors vous avez une façon de penser sans pensée, vous êtes perdants au jeu du cache-cache // aussi vous abandonne-t-elle à un moment, comme la femme son mari : c'est le divorce ; // en effet, elle va se faire féconder par quelqu'un d'autre, tandis que tu pètes les plombs ! // Mais il arrive souvent que la pensée ait froid, qu'elle ait peur, qu'elle soit anxieuse - // la pensé est prise de convulsions, elle déteste le corps qui la retient : celles-là on les appelle d'habitude "de mauvaises pensées", // et d'autres pensées se succèdent en se repoussant les unes les autres // jusqu'à ce qu'elles s'éliminent. Souvent la pensée est un loup pour la pensée. // La pensée se reproduit elle-même, comme un vigneron ou un agriculteur reproduisent // de nouvelles variétés sur la base d'anciens sarments. S'élance alors // la pensée subite, secrète, la pensée-centaure // qui relie les extrêmes en se vengeant des règles établies - // la pensée-travestie, la pensée-hermaphrodite, la pensée-aphrodisiaque. // Arrive ensuite la plus périlleuse - la pensée solitaire, la pensée-ascète : si on lui coupe le chemin, tel un scorpion, elle se morfond et se mord elle-même. // ...Voilà comment marche la pensée ! Maintenant elle t'assaille, maintenant elle te déserte. // Vous la suivez docilement. Pourquoi ? Car la pensée est volonté ? // c'est quoi la pensée ? Qui a tendu l'Arc ? À qui est la Flèche ? // En quoi la pensée a-t-elle besoin du langage ? Pourquoi ne lui suffit-il pas // malgré tous les symboles, les analogies, les métaphores, les allégories ? Où se trouve la Vérité ? // Qui se cache derrière l'Arc ? Quelle Nécessité ? // Et s'il n'y avait pas d'Hôte pour porter la pensée // sur des légendes, des mémoires, du papier (comme je le fais), // quel destin aurait-elle eu par rapport à la limite, au progrès, au sursis ? // Et qui serait en mesure de l'éteindre ? Quelle Violence ? // Et moi, simple Hôte, qui grâce à elle peux écrire ces lignes, // qui grâce à elle peux ouvrir une voie au sens hypothétique, // ces maigres questions je ne les pose que grâce au concours de certaines conjonctures de plus-moins vingt degrés Celsius, // autrement grâce à Celui qui se tient derrière l'Arc et qui aurait pu ne lancer pas une seule flèche...
SONNET
Je n'ai que faire de toi, ô question-réponse !
Ô, cueillez, cueillez la rosée du matin !
D'innombrables mûres, de merveilleuses fraises
Refleurissent, mugissent dans ton sang, dans le mien.
Je suis la flèche qui vise les pommes vertes, -
Énergie déchue, malentendu divin.
Ô, cueillez, cueillez la rosée du matin !
Ta moitié - question, ma moitié - réponse.
Tu es de la vieille sauce cuisinée à la peur
Ô, cueillez, cueillez la rosée du matin !
Tes mollets - angoisse suspendue à mon coeur -
Philosophie déchue, malentendu divin :
Et l'ombre et la lumière sont tes grandes soeurs,-
Ô, cueillez, cueillez la rosée du matin !
LÀ, AUX PORTES SKAIES
Les portes de ta civilisation céderont
Aux béliers cachant par-dessous des amoureux...
DES COMPTES PHYSIQUES
Où que j'aille me poursuivent
des ragots emballés au sujet de ton corps. C'est
l'autre qui raconte.
Celui de la table en face.
Il vient de coucher sur sa table ton corps dénudé
qui scintille comme de la chair de Voie Lactée.
L'autre, déjà,
étale de manière linéaire sur sa table
en les comptant un par un
tes grains de beauté alignés à l'infini derrière la virgule du chiffre.
La tasse à café dirigée vers moi fume noir
comme un canon de revolver.
JUSTEMENT
Il m'est impossible de continuer avec toi.
C'est ce que tu m'as dit
C'est ce que l'on m'a dit
C'est ce que je sais moi aussi
Puisque c'est ce que disent
La Raison
La Logique
La Mathématique.
Il t'est impossible de continuer avec moi.
C'est ce que je t'ai dit
C'est ce que l'on t'a dit
C'est ce que tu sais toi aussi
Puisque c'est ce que disent
La Raison
La Logique
La Mathématique.
Mais je ferai mon impossible
Pour toi justement
Puisque justement je te l'ai dit
Puisque justement tu me l'as dit
Puisque justement on me l'a dit
Puisque justement nous le savons nous-mêmes
Puisque justement c'est ce que disent
La Raison
La Logique
La Mathématique...
Puisque justement je t'aime
À tel point que le compte perd son équilibre.
1990
Traduit par Ardian MARASHI
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