Dec 10, 2008

Poemes en Français II



* * *

Tel un serpent dans le seigle sec, siffle
la parole gaspillée. Une rumeur bègue
monte à l’aveuglette là où renifle
la vague symétrie de la vue qui essaye
de toucher à l’obscure origine d’un Dieu qui zézaye.

Moscou, 1998

Orphée

Ta vie, si bien emprisonnée,
Emmitouflée, blottie sans crainte
Dans les pelures d’un oignon,
A sacrifié, ah ! son bulbe
Et ses derniers secrets
Quand le tranchant du couteau a brillé,
Opiniâtre, en hachant menu
Ton tendre cœur engourdi
A cause d’une érudition illusoire.
Les larmes d’Eurydice dans la cuisine
Sont dus
Au seul fait
Que tu es le seul ingrédient lacrymogène
De la salade quotidienne de ta famille.

Moscou, 2001
* * *

Tu te souviens de cet autre ciel vaste et étranger
De la foule des inconnus dans la rue, des autos…
et de la neige oblique qui telle une voilette à pois
couvrait presque bruits, paysages et saisons,
mais avant tout les corps nus, blancs
des filles à l’amour morose.
Que sont-elles devenues ? Qu’en est-il du mystère brûlant
qui se détachait empourpré de leurs lèvres charnues ?
De temps en temps, comme un manège en panne, se figent
des fragments mutilés de paysages, d’intérieurs,
des bouts de phrases, des supplications dans le noir…La vue
se mure sur-le-champ,
comme si l’œil crevait derrière la voilette
à cause de la lumière inhumaine au bout du tunnel…

Vienne, septembre 2005


* * *
Mes journées s’en allaient deux par deux…
Devant et derrière volaient
Les cigognes d’octobre dernier au-dessus du lac.
Le regard plein de toits empourprés, je suis parti
En fendant discret l’air si lourd de nostalgie – Oui,
Les douilles devenaient des pierres sous mes roues
Et des milliers de petites blessures
S’épanouissaient comme ivres
Autour de ma blessure béante.
Seul mon corps en jachère
Crépitait et brûlait comme une poudre féconde
Sans occulter le refoulement des jours cachés.
Ainsi, ô mon sang sucré, une fois
Au sommet des collines surplombant le lac,
Nous n’avons fait qu’un avec la ville. Les cigognes
Dans leur vol empourpré
M’humectaient le regard
Et ma blessure béante
Brillait de mille feux
Au milieu des petites
De fiel et d’or.
O mes jours invariables !
Voici l’irréalisable qui demeure interdit et
Là se déroule une pelote amère faite
Depuis des années – habitant masqué d’au-delà les profondeurs.
Le lac est ébloui par un soleil violet qui se meurt
Dans ses eaux tardives. Et le crépuscule tombe comme un don du ciel.
Le regard s’affaiblit.
Le son se brise dans les oreilles
Et les cigognes
Renouvellent avec affliction
De mortelles images d’une certaine écriture.

Moscou, 1994



Avec des abîmes au milieu
Derrière la colline la plus élevée
se dresse encore plus haut la montagne
Avec un abîme au milieu.
Derrière la plaine la plus vaste
S’étend encore plus large un abîme
Avec un abîme au milieu.
Derrière la montagne et la colline,
La plaine et l’abîme,
C’est toi qui attends, encore plus creux,
Avec un abîme au milieu ;
Derrière la mer et la dépression,
La neige et les colonnes,
La flèche et la cigogne,
Le frémissement et les ruines,
L’alibi et la supposition :

Ton vécu noue dans ta conscience
Les bords opposés avec l’abîme au milieu ;
Ton regard erre et rompt
la trajectoire trahie
Dans l’abîme au milieu.
Le monde visible s’amollit.
Sous les bandelettes
De la pluie le paysage s’offre à ta vue
Avec toi au milieu
Du côté de l’abîme au milieu.

Et Dieu s’affaire entre le feu et l’eau
Sans l’abîme au milieu –
Entre-temps, il a depuis longtemps inventé le temps
Avec le temps au milieu –
Et Il fait en défaisant l’Univers comme une poupée russe
Avec toi dans l’abîme et l’abîme au milieu.

Moscou, juin 2001



Voler avec Dieu
Je lui dis: Je suis fatigué, très fatigué,
lâche-moi, je n’en peux plus, lui dis-je,
je suis fatigué, lâche-moi, enfin,
il ne me lâche pas, ne m’entend pas,
il m’enfonce ses ongles, se colle à moi,
rit et m’enfonce davantage ses ongles
jusqu’à l’os, il me lance, vole, me dit-il,
et moi, à dessein, je vole déjà, lui dis-je, lâche-moi,
je suis fatigué, lui dis-je, lâche-moi enfin, mais Lui
Il ne me lâche pas d’une semelle et je n’en peux plus,
il me fait tourner dans l’air, mais je suis fatigué,
il s’en fiche, rit, vole, me dit-Il,
au-dessus du maquis,
mais je suis fatigué,
je fais un tout dernier effort,
j’ai la gueule tout éraflée,
je m’accroche aux arbrisseaux,
bon, mais ce sera la dernière fois !
Il me dit : Imbécile, mais tu viens de voler,
ça ne fait rien, lui dis-je, je le refais
non, me dit-Il, excuse-moi,
je suis fatigué, laisse-moi,
Il ricane, je n’en peux plus ;
tu m’as crevé,
une seule fois, lui dis-je
je n’en peux plus, me dit-Il, vole
tout seul si tu veux, eh bien !
que le diable t’emporte, mon Dieu,
Tu m’as fait suer, et je ris, Lui, Il me regarde,
mais je ris, Lui , Il me regarde, mais je pouffe de rire,
je n’en peux plus, bon, me dit-Il, vas-y, prends ton élan
et je cours…

Moscou 1997


* * *

Sourdement, à grand-peine bat
Le tic-tac d’une horloge malveillante.
La nuit remue sans bruit et la voilà qui bricole
Une tombe sourde aux dimensions
D’un cri réprimé.
Au-delà de toutes choses il y a la nuit -
Son angoisse diluée dans tes veines -
Le halètement de tes dimensions intérieures.
La nuit est ton corps prêt à s’offrir
Selon un calcul cruel
Jusqu’à ce résidu acide au point du jour.
Le matin tu te sens capable de vaincre
Le zèle à la pithécanthrope des jérémiades
Et malheureusement solidaire
De la fougueuse capacité de ton rire
Ce qui revient à sentir ton âme passer
Comme l’eau d’un verre embué
A travers un gosier sec…

Zaproudnya, juin, 1996


* * *

A cette heure tardive tu te répands comme de l’encre
En cachant tes antennes aveugles : ton âme est une méduse !
Tu la soulèves, mouillée à force d’attendre, avec ses couches pourries de regrets,
Avec ses sombres zones de nostalgies, ses vacillations de toute sorte
Qui t’ayant fait frémir, ont roulé confuses
L’une après l’autre dans son étui.

Débordant de luxure comme un fauve à mille yeux, la mémoire est là:
Tel un air sursaturé de ténèbres croupies sans la moindre étincelle
Prête à se venger,
Tel un ciel qui avale ses oiseaux,
Un mur épais et froid,
Engloutie par la nébuleuse de ses propres mythes.

Tu es une matière dévorée par sa définition. Tu ne peux éviter
Ce dortoir obscur: son contenu s’élargit
En rongeant en toi une autre forme,
Et, sûr de lui-même, apporte à l’avenir un sinistre message…

Plus tu voles haut,
Plus ta chute sera assourdissante.
Tu n’es qu’une caverne qui ne cesse de s’élargir
Avec, en elle, l’architecture de son écroulement.

Moscou, février, 1998

* * *
Tu m’as donné un coup violent mon Seigneur
depuis un temps immémorial Un coup imparable
fatal dont la mémoire rejette l’origine
derrière les contours brumeux de l’existence
Tu m’as porté le coup de grâce mon Seigneur
lourd de tes sombres fureurs Tu m’as mis
K.-O. mon Seigneur avant de me pousser sur le ring Ma conscience
fiévreuse veut connaître alors que le soleil se couche tard
le niveau de la cause et de l’effet pendant
qu’elle traîne ce corps sur son chemin
comme un musée où l’on voit par intervalles endeuillés
les tessons de l’être

Moscou, décembre 1998
* * *

Là-bas, on entend battre de l’aile
une mélodie qui vous fait frémir de nostalgie tandis que
la nuit met à sécher son voile humide
au-dessus des phares malades.

C’est là une créature que le hasard a conçue pour moi.
Elle vient d’une autre époque, excite mon imagination
par l’immortelle irradiation de l’être que je fus
et je deviens avide de me réincarner sans cesse,
mais aussi de me désintégrer de fatigue
Comme cette poignée incommode de sons vibrant dans l’éther.
Ames séduisantes, vous, avant-garde d’anges,
Quel pressentiment vous a attirées dans mon impasse?

* * *

Sinistres coquelicots de la mort… le malheur colle avec nostalgie à ce seuil
sous les pluies cuirassées de novembre. Le toit de cette maison
se cramponne bec et ongles au coteau recouvert de myrtes.
Il respire l’ennui, se perdant parfois dans les élans brumeux
de sa confusion qui surgissent de ses profondeurs pour se dissiper dans le maquis.
Tout autour, le désert avance et l’Essence voit vieillir son Esprit.
Les fondations de cette maison couvent de sinistres pressentiments, tandis que
le front froid des monts en face étend terrible
des linceuls de neige stérile
pour engloutir au fond ce brun champignon géant
qui se dresse avec son sac à dos plein de souffrances.

Moscou, décembre 1998


* * *
Avec ses murs épais,
ses molaires enflées de catacombes
et sa voix enfouie dans du gravier sec…
Avec ses étranges troncs noueux
et sa conscience entremêlée
de tourbe tourmentée,
cette chair est à jamais atrophiée :
elle erre indolente,
indolente elle rêve –
tendue vers son ultime torpeur –
à l’espoir antique qui sait hypnotiser
l’incorrigible souvenir du verbe « être »
à l’imparfait et au présent.

Moscou, décembre 1998



Le temps revient

Le temps revient, qu’on avait remis à plus tard,
Avec ses horizons aplanis dans le crépuscule
Et ses paradis aplatis dans un coin…
Fort de mille raisons contestées, mon Dieu,
Tu as chassé mes créatures de lumière.
Bordées de noir,
Les enveloppes blanches
Ont un timbre scintillant
De sang frais.
Garde-les-moi, Seigneur des condoléances,
Les adresses auxquelles je suis mort. Les larmes
Versées en cachette sont presque séchées.
Grâce à elles l’horreur de la signification
Se trouve à l’ombre d’une dignité sauvage.
Mais les épis d’or mûriront
Et on les battra pour leur poussière
Au son étouffé d’un rêve.
Le pain sera toujours brisé en deux :
C’est là que nous avons été pétris
Triste témoignage
Qui nourrit la chair des nouveau-nés
De verres fêlés dans le sang.



L’épreuve de la terre
Pendant tout l’été, l’année a eu douze mois.
Les oiseaux sont partis…
Le peuplier solitaire et élégiaque
A passé un accord avec l’herbe.
L’homme est alors venu avec sa hache
Et a goûté un peu de son aubier blanc.
Cela dépend de la manière de s’y prendre,
En tout cas, il a eu un peu mal lui-même.
Sauf que l’homme n’est plus.
Ni l’herbe.
Ni le peuplier.
A l’issue de ce match d’extermination,
Le seul gagnant, c’est l’herbe qui pousse sur les tombes.
Les morts se rendent déjà compte
Que ce n’est pas une question d’amour-propre, mais d’existence.
Toutefois ils soupirent et se demandent
Combien le printemps aura de saisons.
Dieu sait ce qu’il en sera de la lumière…
Dieu sait ce qu’il en sera de Dieu…
Et Dieu fait en défaisant.

Les pluies s’étalent calmes, voluptueuses
Pour affirmer glorieusement la négation.

Lourde, lourde est l’épreuve de la terre.

Tirana, 1992


Elégie

L’homme s’approche : silhouette affligée, où as-tu laissé
Tes rêves au galop et tes épées brisées ?
Une ombre ployant sous le fardeau du destin s’approche
Aussi vaste qu’un horizon. L’un après l’autre
S’approchent les regrets voisins aux arômes de pluie
Et de lumière gâchée avec la pellicule.

Les feuilles sanguinolentes sont sacrifiées sur les épaules
Comme des épaulettes de bronze.

O toi qui espères encore tout seul ! Elle se vide,
Notre planète ancienne
Où le sang et la morale ont coulé à flot,
Et le serpent tacheté
Menace de mordre les destins aveugles,
Ton être friable
Tel un épi de pleurs mûr.

Oh, qu’elle soit immolée,
Qu’elle coule comme une larme pour tous

L’aorte bleue de la lune.

Tirana, 1992


Anges en crise
…Je venais de rentrer de la dernière guerre. Ça me démangeait de me mettre à labourer et j’ai donc couru à ma remise.
J’en ai poussé la petite porte et, une fois mes yeux habitués à la pénombre humide qui sentait fort le moisi, j’ai eu comme une boule dans la gorge tellement j’ai été saisi par le spectacle qui s’offrait à moi :
Une bande d’anges éternuaient dans un coin. L’un d’eux avait mal à la gorge et n’arrivait même pas à avaler sa salive, tandis qu’un autre sanglotait sans arrêt.
D’autres, anémiques, ont eu toutes les peines du monde pour me dire à mi-voix qu’un des leurs était tombé tragiquement amoureux de la lame édentée d’une scie accrochée au mur d’en face et dont la réponse se faisait attendre. Ce troisième ange prodiguait force signes désespérés, mais n’arrivait toujours pas à se faire comprendre parce qu’un quatrième ange, l’air de vouloir plaisanter, lui enfonçait la main dans le gosier dès que son compagnon se reprenait à bâiller. Et celui-ci bâillait toutes les deux ou trois minutes. Ça faisait mal de les voir là, pâlots et comme rouillés dans l’air humide, recroquevillés dans leur coin, comme si c’étaient des gerbes de seigle.
J’ai alors pris une fourche et je les ai obligés à sortir. Sous le soleil, j’ai donné l’ordre à ma bonne de leur offrir du thé chaud et des biscuits, et j’ai voulu savoir s’ils avaient l’intention d’accomplir tant soit peu leur mission oubliée.

Tirana, le 01.01.2002

Anges naïfs

Crâne rasé, joufflus et trapus, avec des moustaches de phoque, ils m’entourent et me fixent d’un regard enfantin venu de cieux clairs zébrés de nappes de nuées errantes. Je sens que dans leurs pupilles bleues frémit une sorte d’impatience fugace qui épie même ma respiration haletante. De leurs yeux affligés se lève un vent d’innocence. Ces orphelins gardent chacun dans la main une bêche et semblent n’attendre qu’un geste ou signe pour me tomber dessus. Ils brûlent d’envie de bêcher mon âme. Je leur jette un regard réprobateur et, aussitôt, je les fais douter de leur dieu grâce à la définition suivante :
« Holà ! mes petits ! Votre existence n’est rien qu’un acquis culturel ! »
Les paumes humides de sueur, appuyés sur le manche de leur bêche, ils se regardent les uns les autres d’un air distrait. Ensuite, ils jettent tout autour un regard blanc comme chaux à force de désespoir, et m’observent semblables à des bouddhas qui méditent.
Et notre flirt reprend de plus belle.

Moscou, décembre 1998


Folle envie de pluies filmiques
Folle envie de pluies filmiques
La solitude marche comme une montre
Pour bien parcourir certaines régions vierges
de la chair
Bien que situées à l’étranger
La spirale de l’automne fait de périlleux numéros de cirque
Et les mille pendus pourrissant à l’horizon
Font sonner les cloches à la langue pendante
En attendant la frondaison nouvelle, mon âme,
Elément fidèle,
Sois inviolable dans mon code
Mon organe extérieur!
Il y a en partie
Une possibilité définitive
De compléter le cadre à coups de négatifs
Pour que les créatures privées d’importance
soient heureuses !
La solitude marche comme une montre
Même aux heures sourdes
Elle est sourde aux sous-entendus
Et surtout elle n’a aucune idée précise
Des faits en général
Ni non plus
de l’importance de l’amidon.

Tirana, 1992



Pains ronds de la mémoire

Cuisez, cuisez, pains ronds de la mémoire!
Soldat mobilisé le long de cette ligne musicale, tu glanes, tels des épis mûrs, des soucis lessivés. Béante est la bouche des objets dans la chambre et une personnalité avide s’y débat. Il me semble connaître cette sorte de volupté, la voir même.
Cuisez, cuisez, pains ronds de la mémoire!
Comme un grain de blé, tombe, tombe entre les meules du moulin, toi, bête, plante ou merveille, toi, mon âme, ma petite bête enceinte ! Que la vérité sur toi tombe et fonde aussitôt comme un flocon de neige au soleil ! Quel en sera le triste fruit, une grive ou un merle ? Un mythe ? Un conte ? Et, au lieu de me gratter, j’écris, ô ma petite bête minaudière, je rumine.
Cuisez, cuisez, pains ronds de la mémoire!

Tirana, 2002

Dehors
Tu te lèves chaque matin
Et te dis ne pas savoir où tu as mis tes yeux.
Tu oublies que tu en as oublié un sur le dos
Alors que l’autre a coulé en silence avec l’eau du robinet.
Puis tu te rappelles seulement que tu t’es réveillé
Et que tout n’a été qu’un événement dépourvu de cils
Les conditions sont mûres
Et le respect déferle comme une chute d’eau sur le crâne du passé.
Il te semble que tout le temps
Tu as fauché de la luzerne et
Un doux sacrifice sentant bon la chlorophylle
Laboure tes suppositions géorgiques.
Ton enfance lucide est là,
Bien ordonnée et sans regrets,
Comme toutes les choses utiles, sans lesquelles
Il n’y aurait ni ellipses ni métaphysique
Ni vols ni chutes ni défaites
De bateaux libournais
Sur le corps mou et pratique de l’homme…
L’oubli d’aujourd’hui et celui d’hier
Concordent si bien.

Tirana, 1992

Traduit par Edmond TUPJA

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